Tunisie : l’économie sociale et solidaire comme espoir pour la transition démocratique

Tunisie : l’économie sociale et solidaire comme espoir pour la transition démocratique

Compte-rendu du colloque du vendredi 24 janvier 2020 à l’Espace Solidarité, 47 rue de Namur à Beez (Belgique)

Introduction par Orville Pletschette – collaborateur CEPAG en charge de l’économie sociale

Depuis la Révolution de 2011, la Tunisie a connu des changements majeurs et poursuit une « transition démocratique » inédite avec la fondation de nouvelles institutions pour un pays africain. Les premières élections libres de 2011 ont permis d’instituer une Assemblée constitutionnelle, ayant la charge de rédiger une nouvelle Constitution pour la Tunisie et de permettre la tenue d’élections législatives qui auront finalement lieu en 2014. Un nouveau paysage politique a alors pris forme, et des espoirs ont été émis sur ces nouvelles institutions afin de représenter le peuple tunisien différemment que par le passé, et d’agir pour l’avenir de la Tunisie.

En effet, on peut se réjouir aujourd’hui que le peuple tunisien vit avec plus de liberté par rapport à ce qu’il a connu auparavant sous le régime corrompu et policier du dictateur Zine El-Abidine Ben Ali. Néanmoins, les inégalités économiques et sociales restent inchangées. Le chômage est toujours important et touche particulièrement la jeunesse tunisienne, obligée de migrer ou vivre dans une grande précarité, hormis celles et ceux qui arrivent à trouver du travail après leurs études.

La Tunisie connait donc déjà, dans ce contexte de transition démocratique, une crise de confiance envers ces nouvelles institutions auprès d’une bonne partie de la population, et notamment parmi les jeunes. Le taux d’abstention a d’ailleurs été très important lors des dernières élections législatives d’octobre 2019, alors que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est une instance acquise grâce à la Révolution de 2011. Seul le nouveau président récemment élu, Kaïs Saïed, aura pu créer un engouement populaire autour de sa personne et de sa candidature, renforçant une participation électorale supérieur à 50% aux premier et second tour des élections présidentielles.

En Tunisie comme ailleurs, l’économie sociale et solidaire(ESS) rassemble toujours plus de partisans, et s’inscrit dans le champ des alternatives qui ont leur place dans le processus de transition démocratique du pays, suite à la Révolution de 2011.

Aujourd’hui, de nombreux Tunisiens et Tunisiennes considèrent que les projets coopératifs répondent aux besoins économiques, sociaux et environnementaux pour le développement économique et démocratique du pays.

L’Association de sauvegarde des Oasis de Jemna, qui réunit habitants et ouvriers agricoles autour de la récolte des dattes, est l’une des expériences qui symbolise le souffle nouveau donné par l’économie sociale et solidaire. Jemna est une localité de 7 000 habitants, située au Sud-Est de la Tunisie, entre les villes de Kébili et Douz, à la limite du désert du Sahara. Elle est parsemée de palmeraies de dattiers, des « Oasis », dont une partie des bénéfices de la récolte ont été investis par l’Association dans toutes les infrastructures de la ville, au profit de la collectivité et des habitants de Jemna.

L’État tunisien se dispute avec l’Association de sauvegarde des Oasis de Jemna la propriété des terres sur lesquelles se trouvent les Oasis, et ce conflit long de plusieurs décennies s’est intensifié ces dernières années. La population tunisienne s’est émerveillée face à l’expérience des Oasis de Jemna, popularisant à nouveau le concept d’économie sociale et solidaire, dans lequel l’Association s’y inscrit. Cette dernière est désormais source d’espoir pour un changement majeur dans le pays vers une société plus égalitaire, socialement et économiquement, en proposant un nouveau modèle de développement et de répartition des richesses.

Cette matinée de réflexion,organisée par le CEPAG, en collaboration avec le Comité de Vigilance pour la Démocratie en Tunisie (CVDT), a permis de questionner l’économie sociale et solidaire au sein du processus de transition démocratique toujours en cours en Tunisie, 9 ans après la Révolution de 2011. Coopératives et démocratie font-elles bon ménage ? Quel est le rôle des organisations syndicales dans la transition démocratique du pays et dans le soutien à l’économie sociale et solidaire ?

La présence comme intervenant de Lotfi Ben Aissa, expert de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) et coordinateur scientifique de la rédaction du projet de loi organisant l’économie sociale et solidaire en Tunisie, nous a permis d’avoir des échanges très riches, notamment en ce qui concerne les enjeux autour de son développement qui a lieu également en Belgique. La dimension du soutien des organisations syndicales, comme cela s’est opéré en Tunisie, a d’ailleurs été au centre des débats. Ceux-ci se sont également tournés sur la contextualisation économique et fiscale en Tunisie (relations de libre-échange avec l’Union européenne, défiscalisation des entreprises, illégitimité de la dette tunisienne).

Intervention de Lotfi Ben Aissa – expert de l’UGTT sur l’économie sociale et solidaire

L’histoire des rapports entre le syndicalisme et les coopératives en Tunisie commence avec l’expérience de la première Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens (CGTT), fondée en 1924 par Mohamed Ali El Hammi. L’une des formes modernes de l’ESS apparait donc corrélativement à la naissance du syndicalisme et la création de coopératives de consommation, parallèlement à la constitution des syndicats ouvriers. Par la suite, les liens entre ces deux mouvements n’ont fait que se renforcer, malgré quelques périodes de creux.
L’élaboration d’un véritable système coopératif a fait son apparition, pour la première fois en Tunisie, dans le programme de l’UGTT adopté lors de son 6ème congrès de 1956. Le rapport économique souligna « qu’un développement économique véritablement démocratique doit s’appuyer sur l’application de la coopération et la généralisation de coopératives sous toutes leurs formes, infiniment variées… »

Dans la pratique, dans la période 1957-1960, la Banque du Peuple (une banque éthique) créée à l’initiative de l’UGTT, fut à l’origine de la création d’un important tissu coopératif dans divers secteurs de la production agricole et de la pêche, l’exploitation forestière, la confection, les carrières, la briqueterie, la boulangerie, les fabriques de pâtes, les huileries, les bâtiments, la menuiserie, l’imprimerie, les coopératives de consommation (magasins témoins de vente de poisson, de l’habillement, des produits alimentaires), ainsi que des coopératives sociales et de services (tourisme populaire et loisirs, transport).

Ahmed Ben Salah, ancien secrétaire général de l’UGTT (1954-1956), désormais homme fort du gouvernement, prépare un plan, les Perspectives décennales (1962-1971), fortement inspiré du programme économique et social de l’UGTT. Les coopératives sont présentées comme le nouveau levier du développement en Tunisie, mais deux piliers fondamentaux pour atteindre cet objectif sont manquants : l’autonomie de décision et la liberté d’action face à une bureaucratisation progressive de collectivisations forcées des terres agricoles en Tunisie. L’extension du coopérativisme à un rythme effréné à tous les secteurs d’activité va très vite se heurter aux intérêts des commerçants et des gros propriétaires. Le promoteur du système coopératif tombe en disgrâce, celui-ci est abandonné au profit d’une nouvelle option capitaliste. Capitalisme d’Etat pendant la période 1970-1986, puis économie néolibérale de marché sous le régime dictatorial de Ben Ali, qui apportait la croissance mais pas la juste redistribution des richesses créées. Le mouvement insurrectionnel parti des régions intérieures du pays , porté par une jeunesse révoltée et déterminée sur les réseaux sociaux, relayé et canalisé sur le terrain par l’UGTT, a culminé dans la chute du régime de Ben Ali. La révolte se transforme en révolution.

Durant la période de transition, jusqu’à l’adoption d’une nouvelle Constitution par l’Assemblée constituante en 2014, un gouvernement provisoire issu des élections constituantes de 2011 va rassembler les islamistes d’Ennahdha, les sociaux-démocrates d’Ettakatol et le parti laïque Congrès pour la République (CPR) dont est issu le président de la République : Moncef Marzouki. Dénommé le gouvernement de la « Troïka », ce dernier va rapidement trahir les espoirs et l’esprit de la Révolution de 2011, en appliquant les politiques du FMI et favorisant la montée des mouvements islamistes violents culminant dans l’assassinat de deux dirigeants du Front Populaire. La société civile et l’opposition démocratique et progressiste mobilisent la rue, et imposent un agenda précis : dégager la Troika, adopter une nouvelle constitution, organiser des élections législatives et présidentielles. Le prix Nobel de la Paix sera même attribué au « Quartet du dialogue national » ayant permis au processus de transition entre 2011 et 2014 d’aboutir. Ce quartet comprend le syndicat UGTT, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), l’organisation patronale UTICA (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat) et l’Ordre national des avocats.

Tirant profit des chantiers de l’économie sociale et solidaire dégagés par Med ESS 2013, sous le slogan « le printemps de l’engagement solidaire », événement méditerranéen organisé à Tunis et rassemblant les acteurs du mouvement des deux rives de la Méditerranée (tunisiens, marocains, algériens, jordaniens, palestiniens, français, italiens, espagnols etc.), l’UGTT avait convenu d’établir sa stratégie pour soutenir le développement de l’ESS en Tunisie en trois temps, avec l’objectif à terme de reconstituer des coopératives partout dans le pays :
• Reconnaissance des enjeux au niveau politique : imposer l’ESS dans l’agenda du gouvernement et du parlement, ainsi que dans l’ensemble de la société tunisienne.
• Fondation d’un « écosystème » viable pour l’ESS : réaménager les textes juridiques et les références autour des termes de l’ESS qui ne doit pas se limiter au secteur agricole, ni se reposer sur l’historicité négative en Tunisie du terme « coopérative ».
• Mobiliser l’UGTT et l’ensemble des partenaires potentiels au sein de la société civile tunisienne, afin de réglementer le secteur de l’ESS.

Cette stratégie – pour rappel, à l’initiative de l’UGTT, donc un syndicat de travailleurs – aura fini par porter ses fruits à travers une conférence nationale de l’ESS en 2015. Elle aboutira à une proposition d’un projet de loi-cadre pour réguler et structurer l’économie sociale et solidaire en Tunisie. Ce projet est articulé autour de quatre axes :

• Définir les principes de l’ESS (l’Homme prime sur le Capital, la liberté de l’entrée/sortie…) par rapport aux objectifs de développement de la Tunisie postrévolutionnaire : insister sur les axes de la liberté et de la dignité que recouvre l’ESS.
• Établir les périmètres du secteur de l’ESS en regroupant et fédérant les acteurs, afin de soutenir clairement l’entreprenariat social et pour le distinguer de l’entreprenariat « privé ».
• Aboutir à des structures de représentation de l’ESS qui permettront une meilleure consultation des politiques publiques.
• Permettre la création d’une Banque coopérative pour obtenir l’autonomie financière nécessaire à la création des entreprises de l’ESS et garante de leur durabilité.

En ce qui concerne les perspectives à plus long terme, la volonté de l’UGTT est que l’ESS puisse devenir un secteur à part entière et autonome. Un troisième secteur qui puisse s’imposer en concurrence au service privé, et en soutien au secteur public et aux mouvements sociaux (dans la dimension de l’environnement, des droits humains…). L’appui de l’ESS au service public, à l’inverse des privatisations successives de ces dernières décennies, doit se démarquer par le croisement entre les collectivités locales et les politiques publiques, aboutissant à un partenariat institutionnel local avec l’ESS au service des besoins de la population et non pas dans une optique de profit et de marchandisation.

La réaction du patronat tunisien ne s’est pas fait attendre face à la crainte d’une concurrence de l’ESS, malgré le soutien initial de l’UTICA à la démarche de la coexistence des trois secteurs. Tout d’abord, il ne sera pas présenté comme une loi-cadre organique mais comme un projet de loi ordinaire, n’ayant aucune prééminence par rapport aux textes régissant les entités de l’ESS en Tunisie. Ensuite, le gouvernement a retiré du projet de loi la structuration du secteur et la banque coopérative. Il est finalement validé par le Conseil des ministres (démissionnaire) en décembre 2019, mais toujours en attente d’être voté par le Parlement, étant donné que la formation d’un nouveau gouvernement en Tunisie, suite aux résultats des élections législatives, n’a pas encore abouti (tout comme en Belgique) *.

Notre camarade Lotfi Ben Aissa a souhaité conclure son intervention en nous rassurant que le processus de la Révolution de 2011 est toujours en cours car il est inscrit dans l’état d’esprit des Tunisiens et des Tunisiennes, et notamment parmi la jeunesse qui n’a jamais cessé de s’impliquer. Ainsi, cette même révolution ne peut se résoudre qu’à plus long terme, depuis l’accumulation des révoltes déjà enclenchées dans les années 1970 et 1980, jusqu’à la révolte spontanée de fin 2010 au 14 janvier 2011, soutenue par les grèves et la résistance syndicale de l’UGTT.

Désormais, énormément de défis concernant les inégalités socio-économiques sont encore à relever, et de nombreuses perspectives de développement du pays sont à construire. Le but étant d’atteindre une juste répartition des richesses et la souveraineté décisionnelle par le peuple et pour le peuple tunisien. C’est pourquoi l’économie sociale et solidaire est un chantier important, mais indispensable. Le mouvement syndical ne peut pas se permettre de l’ignorer, et il se doit de le soutenir.
_______________
* Nous apprenons qu’à son retour à Tunis, le camarade Lotfi Ben Aissa a été désigné dans la délégation de l’UGTT chargée d’exposer et de défendre les options de celle-ci devant la commission parlementaire en charge du projet de loi sur l’ESS.

Author: CVDTunisie