Quel monde commun après le 11 janvier ?

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Nous écrivons à deux voix pour dire ce métissage, cet entremêlement des destins et des cultures que les assassins de « Charlie Hebdo » ont voulu bâillonner.

A deux voix. Arabe et européenne, tunisienne et française. Vivant en Belgique, au cœur de l’Europe. Façonnés par la culture islamique et la culture chrétienne. Convaincus, ensemble, des acquis de la raison et de l’humanisme des Lumières, dans toutes les cultures.

A deux voix, pour chercher à relever ensemble les défis qui attendent nos sociétés démocratiques – et ils sont nombreux. La force de la marche du 11 janvier 2015 ne fut pas seulement le nombre : la « marche républicaine » a débordé la République. Elle avait lieu à Berlin, Dublin, Stockholm, Le Caire, Tunis, Beyrouth… Et Bruxelles, capitale d’un continent qui se cherche. En cela, elle met à l’épreuve une certaine conscience de l’universel. Elle oblige chacun de nous à réfléchir à ce qui nous rassemble, par-delà nos différences. Mais aussi à regarder en face cette part obscure de notre modernité, sans laquelle nous n’aurions pas connu les drames de ces derniers jours.

Wahhabisme et géopolitique

A ceux – notamment chez les jeunes – qui douteraient de la nécessité de la réaction qui prévaut ces jours-ci, il importe de rappeler un point souvent passé sous silence dans les analyses actuelles : ce n’est pas l’islam comme tel qui interdit les représentations du Prophète – celles-ci sont présentes dans la tradition chiite par exemple -, mais son dévoiement dans le wahhabisme, ce mouvement rigoriste né au XVIIIe siècle qui utilise la troisième religion du Livre au service d’une vision littéraliste absurde, capable de remettre en cause les bases élémentaires de notre monde commun. Dans d’autres circonstances, d’autres religions n’ont pas échappé à de tels dévoiements – dans un entretien récent, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik mentionne l’exemple de l’Inquisition. Aujourd’hui, ce rigorisme est entré en connexion avec des conditions géopolitiques particulières, déjà largement répertoriées : la déstructuration de la société irakienne par l’invasion américaine, dont il faut rappeler qu’elle reposa sur un mensonge et fut décidée en dehors de la légalité internationale; une complicité organisée entre les économies occidentales et les pétrodollars – à travers les réseaux de l’Arabie Saoudite et du Qatar -; la déchéance de toute dignité dans les prisons de Guantanamo ou Abu Ghraïb… Ce n’est pas chacune de ces dimensions prise isolément qu’il faut regarder en face, mais leur interaction. On a là des éléments qui ont fourni une base à la terreur.

Qu’est-ce que la terreur ?

Il convient pourtant de s’interroger : « Qu’est-ce que la terreur ? » La première réponse serait celle d’un mal radical, ontologique, présent dès l’origine de la condition humaine et qui échapperait à l’entendement. Un mal « essentialisé », que seul le recours à une civilisation supposée « vertueuse » permettrait d’éradiquer. Ce fut la rhétorique de l’Axe du mal développée par les néoconservateurs américains, sous la houlette de G. W. Bush, à la suite des événements du 11 septembre 2001. On sait à quoi cela a mené. Mais la seconde réponse n’est pas moins problématique. Elle soutient que le basculement dans une violence radicale ne serait « que » le fruit d’une série de dégradations en chaîne, mêlant, dans le cas présent, précarité, islamophobie, laïcité autoritaire, etc. C’est confondre les causes et le contexte. La terreur s’autoalimente. Elle ne cherche pas à servir un projet politique en « passant » par la violence – comme peuvent le faire des mouvements politico-militaires à visée nationaliste (ETA, Farc, pour prendre deux exemples très actuels). Il est d’ailleurs frappant que ces deux mouvements soient chacun engagés dans des cessez-le-feu unilatéraux, au moment où sont commis les actes barbares que nous relatons ici. La fonction de la terreur est l’installation d’un régime de terreur. On peut à ce propos reprendre ce que disait Hannah Arendt du totalitarisme : le système totalitaire finit par détruire ceux-là mêmes qui ont œuvré à sa mise en place. C’est exactement ce qui se passe avec Daech ou Al Qaïda aujourd’hui, capables de massacrer leurs propres membres, y compris des enfants innocents. La terreur est le nouveau visage du totalitarisme dans une société globale, à la fois marchandisée et technicisée, où nous nous côtoyons sans nous rencontrer. Rien, absolument rien, ne saurait la justifier.

Sur la vulnérabilité de nos sociétés

En revanche – et ce point est décisif car il engage directement notre responsabilité collective -, la terreur puise dans les failles de nos sociétés les « éléments » nécessaires à sa mise en œuvre : un climat délétère et des jeunes désœuvrés, pouvant basculer dans le fanatisme. Ici, nous ne pouvons pas esquiver des questions qui dérangent. En l’espace de quelques décennies, nos sociétés sont redevenues massivement inégalitaires. Elles fabriquent l’exclusion et la relégation de multiples manières. Malgré leur inventivité, les nouvelles technologies y ont créé une gigantesque agora virtuelle, dans laquelle des propos haineux circulent en l’absence de toute morale publique… Ces sociétés créent des zones grises où s’agrègent un ensemble de facteurs qui nourrissent le ressentiment, la haine, la violence.

Une société comme la société française, où les jeunes des quartiers déshérités sont laissés à l’abandon, où la diversité des formes de vie musulmane est niée au profit d’amalgames réducteurs, où se déploie un antisémitisme insupportable autant qu’inacceptable et où, enfin, nous avons tant de mal à nous engager sur la voie de l’échange interculturel, cette société est traversée par des vulnérabilités que nous ne pouvons plus laisser de côté. Mais ceci est également vrai de la société européenne dans son ensemble – il suffit de voir ce qui vient de se passer en Allemagne comme les tensions que connaît la Belgique depuis plusieurs années. Et comment ignorer que les politiques d’austérité, qui obligent certaines populations à vivre en dessous du seuil de pauvreté, ne soient pas à leur tour un élément essentiel du problème ?

Le travail qui nous attend est donc considérable. A l’extérieur, il réclame une critique accrue des stratégies internationales qui reposent trop souvent sur des complicités mortifères. Le rôle des médias est décisif, mais celui des sociétés civiles également. A l’intérieur, il suppose de repenser nos liens les plus ordinaires. Sachons nous retrouver dans nos différences, nos controverses. Les musulmans de France et d’Europe doivent puiser dans les règles de la démocratie l’espace pour une parole responsable, un humanisme assumé. Mais cela vaut aussi pour les autres traditions religieuses. Nous attendons de toutes les religions qu’elles éradiquent leurs propres extrémismes et ouvrent la voie à un dialogue approfondi entre foi et raison, sur la voie d’Averroès, Spinoza ou Péguy, par exemple. La laïcité est fondamentale, mais devra s’accompagner d’un désir de découvrir l’autre plutôt que de seulement coexister avec lui. Notre lien aux sociétés civiles non européennes – à commencer par les sociétés arabo-musulmanes – devra lui aussi s’approfondir, en rendant compte du chemin qu’elles-mêmes accomplissent pour résister à l’obscurantisme ou promouvoir la démocratie, comme ce qui est en train de se passer en Tunisie aujourd’hui. Il faudra être attentif à leurs succès comme à leurs morts – combien de citoyens démocrates assassinés au Maghreb et au Machrek, que les médias occidentaux ignorent ? Enfin, les débats sur la justice sociale devront retrouver une place essentielle, sans quoi l’exclusion continuera de faire le lit du fanatisme et de l’ignorance.

Si l’union entre des forces politiques adverses est si importante aujourd’hui, c’est à condition qu’elle puisse, demain, nourrir des espaces publics de discussion, générer une inventivité culturelle nouvelle, des formes plus profondes de solidarité. Ne nous le cachons pas, la tâche est immense. Elle suppose de remettre en circulation une parole plurielle, à la fois non consensuelle et respectueuse, dans ces lieux de la société où nous avons désappris à nous parler : à l’école, dans les prisons, au travail. Et sur les réseaux sociaux. Mais c’est une tâche qui ne peut plus attendre.

Mohamed Nachi et Matthieu de Nanteuil ont contribué à « La vulnérabilité du monde. Démocraties et violences à l’heure de la globalisation », Presses universitaires de Louvain, 2013.

Author: CVDTunisie